Suicide : Il faut mettre fin à la loi du silence

Le suicide est en train de se dévoiler de plus en plus, il est grand temps de mettre en place une stratégie nationale à ce sujet qui permettrait de conjuguer les efforts et de mener des actions de sensibilisation et d’information à plus grande échelle. C’est le message aujourd’hui de Meryeme Bouzidi Laraki, présidente-fondatrice de Sourire de Reda, qui nous a accueillis au siège de l’association pour parler encore plus de ce sujet ô combien sensible, délicat, mais bien réel.

Entretien avec Meryeme Bouzidi Laraki, présidente-fondatrice de Sourire de Reda

«Nous avons toujours évoqué et parlé du suicide avec beaucoup de respect par rapport à la peur vis-à-vis de cet acte»

Le Matin : Le suicide reste un des sujets tabou dans la société marocaine. À travers vos activités à l’association, avez-vous noté un changement des mentalités dernièrement ?

Meryeme Bouzidi Laraki : Oui clairement. Lorsqu’on a commencé en 2009, personne ne parlait du suicide, sauf des fois dans la rubrique de «Faits divers». Mais à partir de 2014, le Maroc a publié les premiers chiffres concernant le suicide, dont ceux élaborés par le ministère de la Santé sur les tentatives de suicide. Nous avons beaucoup travaillé avec les médias, notamment sur le volet de la communication pour expliquer ce que c’est que le suicide, ses raisons, etc. Mais malgré cela, le suicide demeure un tabou en société, que ce soit au Maroc ou à l’étranger, où pourtant la prévention du suicide est traitée depuis plus d’une cinquantaine d’année. Il y a quand même un effet de peur du suicide qui persiste dans la communauté. Ce que je voudrais noter à ce niveau, c’est qu’il faut s’interroger sur les structures qui existent pour accompagner ou suivre les personnes qui auraient des pensées suicidaires, ou ont fait une tentative de suicide, ou encore celles endeuillées par le suicide. C’est ça l’essentiel ! Au Maroc, on marque d’un point positif l’initiative du ministère de la Santé qui a diligenté, en 2018, un programme pour l’élaboration d’une stratégie nationale de prévention du suicide. Une action extrêmement importante parce que, depuis la création de notre association, il n’y a pas eu d’initiative de ce niveau qui viendrait soutenir le travail que nous faisons sur le terrain et qui est très lourd pour une association. Nous avons des structures institutionnelles pour épauler les efforts de la société civile. J’espère que cette stratégie verra le jour prochainement et qu’on pourra lancer l’opération de mise en place des premiers dispositifs pour avancer dans le bon sens.

Est-ce que Sourire de Reda est associée à cette stratégie ministérielle ?
Effectivement, nous sommes un des acteurs principaux de cette stratégie. Nous sommes sur le terrain depuis des années et j’estime que nous avons une place dans le paysage de sensibilisation de par nos activités diversifiées. Il s’agit notamment de la campagne de sensibilisation que nous organisons annuellement à l’échelle nationale et qui a donné des résultats extrêmement importants et positifs sur la levée du tabou autour du suicide. J’aimerais préciser aussi que nous avons toujours évoqué et parlé du suicide avec beaucoup de respect par rapport à la peur de cet acte. Nous avons commencé par parler de «souffrance» puis de «harcèlement», notamment dans les établissements scolaires et avec les parents, pour arriver enfin à évoquer le suicide.

La pandémie, la crise, le confinement… est-ce là des facteurs qui ont contribué à la levée de ce tabou ?
On interpelle tout le monde : jeunes, parents, enseignants, etc. Et pendant cette pandémie, nous avons eu, pour la première fois, des demandes de médecins thérapeutes de poursuivre une formation au sein de notre association pour la gestion de la crise suicidaire. Pour nous, ceci représente un énorme pas en avant dans le processus de la sensibilisation. Il faut préciser que nos intervenants ne sont pas des professionnels de médecine ou des assistants sociaux, nous sommes formés à un métier qui s’appelle «Intervenants dans la gestion de crise suicidaire». Un profil assez particulier qui n’existe pas au Maroc, nous avons été formés en Amérique du Nord avec un niveau assez poussé en la matière. Nous avons donc été soulagés de pouvoir partager notre expertise avec des professionnels de la santé mentale : ils ont besoin de ces outils de gestion de la crise suicidaire, et nous avons besoin d’eux pour orienter nos jeunes vers des spécialistes. Ces professionnels peuvent également détecter les signaux de la crise suicidaire, donc nous avons aussi besoin d’eux comme des parents, des enseignants, de l’entourage… toute personne devra être capable de repérer les signaux de souffrance qui seraient des alertes que la personne en détresse envoie et qui, repérés à temps, pourront permettre d’éviter le pire. Travailler à sensibiliser l’ensemble des éléments de ce réseau est crucial pour nous. Nous avons également besoin de travailler en étroite collaboration avec les ministères concernés pour exploiter notre expertise à plus grande échelle. 

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Le web, une arme à double tranchant

Pendant la pandémie, et durant les périodes de confinement, l’accès à internet a été la principale voie pour s’ouvrir sur le monde. Mais le web peut être un excellent outil d’information et de partage, comme il peut s’avérer être un outil dangereux pouvant alimenter les pensées suicidaires chez les jeunes. Pour faire face à cette situation, le choix de Sourire de Réda était d’investir ces outils digitaux pour être proches des jeunes. «Sourire de Reda a, dès sa création, fait du digital sa principale plateforme d’écoute. Notre objectif n’est pas de modifier le comportement des jeunes ou de faire en sorte qu’ils soient moins connectés. Nous sommes là pour les accompagner dans les périodes difficiles, les aider à retrouver du lien avec leur famille, leur génération et souvent les orienter vers des psychologues, voire des psychiatres. Nous sommes là où ils sont. Nous savons décoder leur langage et nous acceptons ce qu’ils vivent sans moralisation ni jugement. Nous sommes des intervenants de crise, pas des éducateurs ni des thérapeutes, un relais indispensable dans un dispositif général de soutien bien trop insuffisant aujourd’hui», explique Mme Bouzidi Laraki.

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Crise et hausse des suicides, simple inquiétude ou réalité ?

Encore une fois, il n’existe pas de statistiques qui indiquent avec exactitude que la crise économique liée à la pandémie aurait entraîné une hausse du risque suicidaire. Cependant, la crise sanitaire et ses impacts font craindre une hausse des suicides. Une idée que la présidente de Sourire de Reda n’exclut pas. «Le suicide existe depuis le début des temps, et dans une période de crise, il a tendance à augmenter. Chez les adultes particulièrement, le “processus suicidaire” est plus réfléchi et on constate malheureusement des passages à l’acte», regrette Mme Bouzidi Laraki. Ce constat, tiré notamment des demandes reçues par l’association ou à travers les médias doit interpeller toutes les parties concernés pour travailler à la mise en place de hotlines dédiées et de centres d’écoute à plusieurs niveaux. «Nous préférons focaliser nos efforts sur les jeunes et les enfants, mais on ne cesse de lancer un appel pour une prise en charge globale de ce sujet en mettant en avant le travail en réseau et l’action collective pour une gestion plus intelligente et efficace de ce phénomène», précise la présidente de Sourire de Réda.

Sourire de Reda, l’ONG digital native

Pour Sourire de Reda, le digital a toujours constitué un canal essentiel pour atteindre les jeunes en souffrance. La technologie et les médias sociaux faisant partie intégrante de la vie des nouvelles générations, l’association a, dès le départ, adopté ce moyen de communication pour être au plus près des jeunes en crise. L’association propose, depuis 2010, la seule helpline par chat dans la zone MENA. Cette helpline est accessible via une application mobile et bénéficie d’un suivi informatisé de ses statistiques. Sourire de Reda répond également aux demandes d’aide sur le web via e-mails et sur les réseaux sociaux, dont elle suit constamment les tendances. En 2010, l’association était déjà présente sur BBM, l’un des premiers réseaux sociaux, et ses premiers pas sur Tik Tok sont prévus durant l’année en cours. Sur Facebook et Instagram, Sourire de Reda propose une communication bi-hebdomadaire. L’association est liée à ces réseaux sociaux par un partenariat, en tant que référence sur la zone MENA pour la prévention du suicide chez les jeunes. Ainsi, lorsque les utilisateurs au Maroc ont besoin d’assistance, ils peuvent trouver un lien vers le site web de Sourire de Reda et la ligne d’assistance Stop Silence dans le centre de sécurité de Facebook. De plus, lorsque des Marocains partagent ou recherchent du contenu sur le suicide ou l’automutilation sur Facebook ou Instagram, une assistance dans l’application leur est proposée, y compris des informations sur la façon de contacter Sourire de Reda, afin que les intervenants de l’association puissent assister cette personne lorsqu’elle en a besoin. «Nous travaillons également actuellement avec Instagram sur une campagne conjointe visant à sensibiliser à l’impact de la cyberintimidation sur les jeunes et à encourager des interactions plus douces entre adolescents sur les réseaux sociaux. Le comité des jeunes de Sourire de Reda est au cœur de cette initiative, car personne ne peut mieux comprendre et parler aux adolescents que les adolescents eux-mêmes», souligne Myriam Bahri, directrice générale de Sourire de Reda. Les campagnes digitales de Sourire de Reda, à l’instar des chats sur la helpline Stop Silence se font en trois langues : le français, la darija et l’anglais, afin de coller au mieux aux modes de communication des jeunes au Maroc.

Elles ont dit…

Myriam Bahri, directrice générale de Sourire de Reda

«Le contexte du confinement explique bien la hausse des appels que nous avons reçus, mais il y a des facteurs de risque que nous avons analysés chez ces jeunes comme le manque de visibilité sur leur avenir.»

Aya Laraki, étudiante, membre du comité des jeunes de Sourire de Reda

«Notre mission, au sein du comité de jeunes, est de sensibiliser et surtout de signaler les signaux de souffrance ou de détresse que nous détectons au fil des échanges avec les jeunes.»  

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Questions à Houda Hjiej, pédopsychiatre

«Les parents doivent toujours penser à favoriser la vie sociale des jeunes»

Le Matin :  Depuis le déclenchement de la crise sanitaire, on a remarqué que les cas de suicide chez les jeunes ont augmenté, comment expliquez-vous cela ?
Houda Hjiej : En effet, la pandémie de Covid-19 a entraîné une hausse des idées suicidaires que ce soit chez les adultes ou les enfants et adolescents, et ce pour différentes raisons. Chez les adultes, les raisons étaient essentiellement d’ordre économique par rapport à une incapacité à gérer les besoins matériaux de leur famille et de payer les dettes, mais aussi des problèmes familiaux et conjugaux déclenchés pendant le confinement. Concernant les enfants et les adolescents, les plus fragiles particulièrement, ils se sont subitement retrouvés face à une situation qui a provoqué chez eux une décompensation entraînant l’apparition des troubles anxieux, notamment les troubles obsessionnels compulsifs, les dépressions avec des sentiments d’absence de plaisir et de motivation pour l’avenir…
Ces enfants ont justement eu beaucoup de mal à s’adapter à cette nouvelle situation qui les a privés de leur vie sociale et de leur vie scolaire. Pour certains, il était très difficile de rester pendant une si longue période avec tous les membres de leur famille dans des espaces très limités et restreints. Les jeunes qui sont passés à l’acte, et qui ont heureusement échoué dans leur tentative, ont exprimé une angoisse par rapport à la situation sanitaire (la peur de la contamination ou de perdre un proche).

Quels conseils pouvez-vous donner aux parents pour soutenir leurs enfants durant cette période difficile ?
Les parents doivent toujours penser à favoriser la vie sociale des jeunes. Même si pour l’instant les activités parascolaires se sont arrêtées, ils doivent inciter leurs enfants à rencontrer leurs copains tout en respectant les mesures sanitaires et ne pas rester focalisés uniquement sur la vie scolaire. Aussi, les parents doivent absolument être à l’écoute des angoisses de leurs enfants et répondre à leurs questionnements, notamment sur les risques engendrés par le virus ou sur l’impact de cette situation inédite sur la vie familiale et sociale. Cela leur permettra de se sentir plus rassurés.

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2020, une année difficile pour les jeunes

Depuis sa création en 2009, Sourire de Reda s’engage à mobiliser le grand public et l’ensemble des acteurs institutionnels et de la société civile autour de son combat : aider les jeunes en souffrance et prévenir le suicide. Au cours de ses douze années d’activité, l’association marocaine s’est inscrite dans une démarche progressive afin de lever le tabou sur un sujet sensible, informer, sensibiliser et fédérer toutes les bonnes volontés autour d’une problématique qui doit être l’affaire de tous. Sur fond de la campagne Ana M3ak, lancée il y a deux ans, Sourire de Reda poursuit son action préventive contre le suicide des jeunes et affiche un bilan record pour l’année passée, du fait de la pandémie du coronavirus et des mesures qu’elle a engendrées. Face à ce constat, Sourire de Reda a renforcé ses actions durant cette période particulière, notamment à travers la mobilisation de ressources exceptionnelles pour le soutien émotionnel pendant le confinement, pour la helpline et pour les réponses aux demandes d’aide par mail et sur les réseaux sociaux. L’association a également animé un webinaire à destination d’un collectif de psychologues sur le thème : «Crise suicidaire pendant le Covid : agir pour (se) sécuriser». Elle a aussi mis à disposition la plateforme Stop Silence pour les jeunes du Liban, lors de l’explosion qu’a connue le pays en août 2020.